162
Lettre de M. Karljaspers
l'eternite; cela signifie, non que l'eternite n'existe plus, mais qu'elle sombre pour moi
si je n'ai plus confiance en personne, ni par consequent en moi-meme.
4. Je ne nierais pas que la nostalgie de quelque chose de perdu se falt sentir dans ma
philosophie et qu'un echo de la religion resonne en eile.297 Cependant, je crois discer-
ner cet echo dans toute philosophie qui se place dans l'ombre de Platon et de Kant,
pour lesquels une si grande nostalgie fut la source de leur recherche et de leur voca-
tion. Qui de nous ne voudrait, au plus profond de son coeur, que Dieu en personne lui
parlät comme ä un enfant, - meme si nous savons que la Divinite, en nous le refusant,
140 nous a donne precisement par lä la | possibilite d'exister, en tant qu'hommes, dans
notre liberte (Kant)?298
5. Qu'une »theorie« de l'existence ecarte justement l'existence meme,299 cela est vrai
pour les interpretations erronees operant dans le monde ä l'aide de pensees qui eclair-
cissent l'existence et nous appellent, comme si elles pouvaient subsumer, connaitre,
decider quelque chose dans une situation concrete. L'existentialisme est la mort de la
philosophie de l'existence, comme il l'a toujours ete depuis les eleves de Platon.300 La
philosophie ne peut que nous eveiller.
6. Quant aux »dangers«, soit d'un rattachement trop etroit ä la theologie, soit d'un
detachement trop complet de toute »concretude«,301 je ne les reconnais pas comme
dangers proprement dits. Je pourrais presque dire: Ce que vous designez comme dan-
gers, c'est precisement ce que je voudrais atteindre, tel qu'au moins je le congois. En
ce qui concerne la theologie: Ce qui s'impose ä moi comme vrai originellement, reste
vrai, meme lorsque je comprends par la suite que, historiquement, il ne serait proba-
blement pas entre dans mon äme sans le christianisme. En ce qui concerne la »concre-
tude«: Il faut que la philosophie rationnellement communiquee demeure, en tant que
teile, une construction ouverte302 dont l'achevement est chaque fois l'affaire de celui
qui la pense. Elle ne doit pas contenir le concret tel qu'il est acquis dans les sciences ou
communicable dans les visions des poetes, ou tel qu'il reste historique dans sa sub-
stance meme et, par lä, libre pour chacun qui est existence possible. Les plus grands ef-
forts de la pensee philosophique tendent, il me semble, ä acquerir une concretude, non
vide, mais veritable et agissante.303 C'est dans ce sens, par exemple, qu'il nous faut re-
noncer ä baser des postulats et des commandements sur une anticipation de ce qui se
decidera encore dans l'histoire. Celui qui se communique par une philosophie, doit
adopter une attitude contraire ä celle du dictateur, et cela en disparaissant presque dans
une souplesse et une mollesse apparentes, et reservant ainsi un espace entierement
libre ä celui qui ecoute; si celui-ci ne vient pas vers lui, en philosophant de sa propre
source, il preferera le laisser desesperer plutot que de lui offrir quelque chose de succe-
dane. De plus, entre autres attitudes concretes, il nous faut par exemple abandonner
141 celle de »psychologiser« qui rend l'abstrait | imaginable et le denature precisement par
lä. La philosophie doit chercher ä parvenir ä un degre d'abstraction, qui, par sa forme
Lettre de M. Karljaspers
l'eternite; cela signifie, non que l'eternite n'existe plus, mais qu'elle sombre pour moi
si je n'ai plus confiance en personne, ni par consequent en moi-meme.
4. Je ne nierais pas que la nostalgie de quelque chose de perdu se falt sentir dans ma
philosophie et qu'un echo de la religion resonne en eile.297 Cependant, je crois discer-
ner cet echo dans toute philosophie qui se place dans l'ombre de Platon et de Kant,
pour lesquels une si grande nostalgie fut la source de leur recherche et de leur voca-
tion. Qui de nous ne voudrait, au plus profond de son coeur, que Dieu en personne lui
parlät comme ä un enfant, - meme si nous savons que la Divinite, en nous le refusant,
140 nous a donne precisement par lä la | possibilite d'exister, en tant qu'hommes, dans
notre liberte (Kant)?298
5. Qu'une »theorie« de l'existence ecarte justement l'existence meme,299 cela est vrai
pour les interpretations erronees operant dans le monde ä l'aide de pensees qui eclair-
cissent l'existence et nous appellent, comme si elles pouvaient subsumer, connaitre,
decider quelque chose dans une situation concrete. L'existentialisme est la mort de la
philosophie de l'existence, comme il l'a toujours ete depuis les eleves de Platon.300 La
philosophie ne peut que nous eveiller.
6. Quant aux »dangers«, soit d'un rattachement trop etroit ä la theologie, soit d'un
detachement trop complet de toute »concretude«,301 je ne les reconnais pas comme
dangers proprement dits. Je pourrais presque dire: Ce que vous designez comme dan-
gers, c'est precisement ce que je voudrais atteindre, tel qu'au moins je le congois. En
ce qui concerne la theologie: Ce qui s'impose ä moi comme vrai originellement, reste
vrai, meme lorsque je comprends par la suite que, historiquement, il ne serait proba-
blement pas entre dans mon äme sans le christianisme. En ce qui concerne la »concre-
tude«: Il faut que la philosophie rationnellement communiquee demeure, en tant que
teile, une construction ouverte302 dont l'achevement est chaque fois l'affaire de celui
qui la pense. Elle ne doit pas contenir le concret tel qu'il est acquis dans les sciences ou
communicable dans les visions des poetes, ou tel qu'il reste historique dans sa sub-
stance meme et, par lä, libre pour chacun qui est existence possible. Les plus grands ef-
forts de la pensee philosophique tendent, il me semble, ä acquerir une concretude, non
vide, mais veritable et agissante.303 C'est dans ce sens, par exemple, qu'il nous faut re-
noncer ä baser des postulats et des commandements sur une anticipation de ce qui se
decidera encore dans l'histoire. Celui qui se communique par une philosophie, doit
adopter une attitude contraire ä celle du dictateur, et cela en disparaissant presque dans
une souplesse et une mollesse apparentes, et reservant ainsi un espace entierement
libre ä celui qui ecoute; si celui-ci ne vient pas vers lui, en philosophant de sa propre
source, il preferera le laisser desesperer plutot que de lui offrir quelque chose de succe-
dane. De plus, entre autres attitudes concretes, il nous faut par exemple abandonner
141 celle de »psychologiser« qui rend l'abstrait | imaginable et le denature precisement par
lä. La philosophie doit chercher ä parvenir ä un degre d'abstraction, qui, par sa forme