ILettre de M. Karl Jaspers290
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Vous avez eu, ilyaquelques semaines, la bonte de m'envoyer vos theses intitulees »Sub-
jectivite et Transcendance«.291 292 Je me bornerai ä me reporter ä ce que vous dites au
sujet de ma philosophie:
I. Vous ecrivez que mes eclaircissements des situations limitatives supposent aussi,
par le concept de la limitation, l'idee d'une totalite, celle du Bien et du Vrai, mais que
ma maniere de penser ne peut pas, au fond, accepter cette totalite.293 Or, nulle part je
n'affirme qu'il y ait une connaissance de la totalite de l'etre; j'admets seulement une
connaissance des divers »modes de l'englobant« dans lesquels le connaissable se revele
ä moi d'une facon chaque fois originelle. Chaque mode de l'englobant - d'abord, etre
reel, conscience en tant que teile, esprit; ensuite, existence - rencontre une limitation
qui lui est propre, et parvient ainsi ä la Situation oü, dans un autre espace, la barriere
peut etre rompue jusqu' ä ce que la quietude devienne possible dans la transcendance.
Cette quietude, cependant, ne peut etre acquise par aucun acte de connaissance.294 La
limitation n'existe donc toujours que par rapport ä un mode de la | conscience de l'etre,
mais elle n'est point absolue. Totalite, ä son tour, a plusieurs significations: celles de
perfection, de concordance, d'achevement d'une harmonie contenant en elle-meme
des correspondances illimitees; mais la totalite, elle aussi, n'est donnee chaque fois que
par rapport ä un mode de l'englobant. Dans la transcendance, elle cesse d'etre, aussi
bien que son contraire, puisque, lä, tout ce qui est exprimable n'est que metaphore ina-
dequate.
2. Votre phrase disant que je me trouve en opposition avec Kierkegaard, en voulant
rester dans ce monde-ci qui nous est propre,295 prete ä malentendu. Il est vrai que je nie
la foi en une transcendance lä oü cette foi n'arrive pas ä se manifester, ä se rassurer, ä
se confirmer dans notre monde. Je ne nie cependant point la transcendance, et je suis
frappe de me trouver face ä l'»exception« que Kierkegaard voyait en lui-meme; je crois
aussi me trouver devant elle tel qu'il le voulait: elle n'est pas un exemple ä l'imitation,
mais elle ne fait qu'attirer l'attention; elle se soumet elle-meme au principe general de
la »realisation de soi-meme dans le monde«, comme ä une mesure ä laquelle elle est
consciente de ne pas satisfaire, et cela dans l'ambiguite constante ou de culpabilite pro-
fonde ou d'election inouie ä une unicite irremplagable et non reiterable.
3. Je rejetterais comme tromperie tout Ersatz de l'idee d'eternite par des pensees se-
cularisantes.296 Le fait que, dans le monde, la fidelite, la continuite, la »repetition« sont
une confirmation et une assurance de l'eternite, ne signifie pas qu'on les substitue ä
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Vous avez eu, ilyaquelques semaines, la bonte de m'envoyer vos theses intitulees »Sub-
jectivite et Transcendance«.291 292 Je me bornerai ä me reporter ä ce que vous dites au
sujet de ma philosophie:
I. Vous ecrivez que mes eclaircissements des situations limitatives supposent aussi,
par le concept de la limitation, l'idee d'une totalite, celle du Bien et du Vrai, mais que
ma maniere de penser ne peut pas, au fond, accepter cette totalite.293 Or, nulle part je
n'affirme qu'il y ait une connaissance de la totalite de l'etre; j'admets seulement une
connaissance des divers »modes de l'englobant« dans lesquels le connaissable se revele
ä moi d'une facon chaque fois originelle. Chaque mode de l'englobant - d'abord, etre
reel, conscience en tant que teile, esprit; ensuite, existence - rencontre une limitation
qui lui est propre, et parvient ainsi ä la Situation oü, dans un autre espace, la barriere
peut etre rompue jusqu' ä ce que la quietude devienne possible dans la transcendance.
Cette quietude, cependant, ne peut etre acquise par aucun acte de connaissance.294 La
limitation n'existe donc toujours que par rapport ä un mode de la | conscience de l'etre,
mais elle n'est point absolue. Totalite, ä son tour, a plusieurs significations: celles de
perfection, de concordance, d'achevement d'une harmonie contenant en elle-meme
des correspondances illimitees; mais la totalite, elle aussi, n'est donnee chaque fois que
par rapport ä un mode de l'englobant. Dans la transcendance, elle cesse d'etre, aussi
bien que son contraire, puisque, lä, tout ce qui est exprimable n'est que metaphore ina-
dequate.
2. Votre phrase disant que je me trouve en opposition avec Kierkegaard, en voulant
rester dans ce monde-ci qui nous est propre,295 prete ä malentendu. Il est vrai que je nie
la foi en une transcendance lä oü cette foi n'arrive pas ä se manifester, ä se rassurer, ä
se confirmer dans notre monde. Je ne nie cependant point la transcendance, et je suis
frappe de me trouver face ä l'»exception« que Kierkegaard voyait en lui-meme; je crois
aussi me trouver devant elle tel qu'il le voulait: elle n'est pas un exemple ä l'imitation,
mais elle ne fait qu'attirer l'attention; elle se soumet elle-meme au principe general de
la »realisation de soi-meme dans le monde«, comme ä une mesure ä laquelle elle est
consciente de ne pas satisfaire, et cela dans l'ambiguite constante ou de culpabilite pro-
fonde ou d'election inouie ä une unicite irremplagable et non reiterable.
3. Je rejetterais comme tromperie tout Ersatz de l'idee d'eternite par des pensees se-
cularisantes.296 Le fait que, dans le monde, la fidelite, la continuite, la »repetition« sont
une confirmation et une assurance de l'eternite, ne signifie pas qu'on les substitue ä
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